ISSN 2271-1813

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Dictionnaire de la presse française pendant la Révolution 1789-1799

C O M M A N D E R

   

Dictionnaire des journaux 1600-1789, sous la direction de Jean Sgard, Paris, Universitas, 1991: notice 933

MERCURE DES ANTILLES (1783)

1Titres Mercure des Antilles ou essais philosophiques, économiques critiques et politiques concernant cette partie du Nouveau Monde.

2Dates Le prospectus, diffusé au mois d'août 1783, annonce la publication mensuelle du Mercure des Antilles à partir du mois suivant. Le premier et seul numéro publié est le numéro de décembre 1783, distribué en janvier 1784.

3Description Le numéro paraît sur une colonne, petit in-8º. Devise, empruntée à Ovide: Nec... ira, nec ignes, nec poterit ferrum... Sans illustration.

4Publication A Kingston, île de la Jamaïque, chez Lewis et Eberall, imprimeurs associés.

5Collaborateurs Abbé ROLAND.

6Contenu Dans la dédicace du journal, en tête du premier numéro, l'abbé Roland trace le plan qu'il se propose de suivre: «La partie la plus essentielle sans doute de l'ouvrage périodique que j'offre au public sera la partie économique. [...] De bons auteurs, de bonnes correspondances me donneront la partie philosophique. Je cueillerai au pied des Mornes mieux que dans le Sacré Vallon assez de fleurs pour orner la partie de la littérature. Celle des Nouvelles me coûtera peu, puisque j'habite un pays où jusqu'aux rêves sont des Essais de Politique. Quant aux Articles Miscellanes, j'ai à m'égarer dans la plaine qui s'étend le long du Mont Ménale. Qu'importe à Mercure d'y dérober une seconde fois les troupeaux et la lyre d'Apollon pour y sacrifier d'autres Argus à la vengeance de Jupiter».

Le premier numéro contient les articles suivants: 1) «Correspondance entre deux amis dont l'un s'instruit en Amérique et l'autre en France de tout ce qui peut piquer la curiosité d'un philosophe et observateur. Lettre première» (p. 7-28); 2) «Pièces fugitives» (p. 29-35); 3) «Lettres d'Emilie ou l'accord de l'Amour et de la Raison, par Madame de..., créole» (p. 36-45); 4) «Observation relative à l'Alambic dont on se sert dans les guildiveries des colonies» (p. 46-49); 5) «Lettre à M. de Bellecombe, gouverneur général de l'isle Saint-Domingue» (p. 49-55); 6) «Appel d'un arrêt du Conseil de Port-au-Prince au tribunal de la Raison et de l'Impartialité» (p. 55-64); 7) «Avis particulier» (p. 65); 8) «Prix des denrées et marchandises [...] à Kingston» (p. 66); 9) «Nouvelles politiques» (p. 67-72).

7Exemplaires Archives de la France d'Outre-Mer, Aix-en-Provence, Recueil Colonies 8/8 (nº 1, déc. 1783)

8Bibliographie Debien G., «Un abbé maître de pension à Saint-Domingue puis journaliste à la Jamaïque (1781-1783)», Revue de la Porte Océane, II, 1955, nº 8, p. 7-13; nº 9, p. 14-18; nº 10, p. 5-8, 15-16; nº 11, p. 16-18.

Historique Etabli maître de pension au Cap, l'abbé Roland se voit forcé de quitter Saint-Domingue au début de 1783. Les raisons de son départ sont sans doute à trouver dans son «philosophisme», qui irrite les autorités politiques et religieuses de la colonie, mais aussi dans une affaire de mœurs qui provoque la fermeture de sa pension: dans une lettre au maréchal de Castries, ministre de la Marine, le père Julien dénoncera par la suite la «perversité des mœurs» de ce «soi-disant abbé qui tenait école au Cap» (Debien, nº 8, p. 11).

Réfugié à Kingston, capitale de l'île anglaise de la Jamaïque, l'abbé Roland s'essaie dans une nouvelle carrière, le journalisme. A la fin du mois d'août 1783, il annonce la publication, à partir du mois suivant, d'un mensuel destiné aux colonies françaises de la mer des Antilles, et plus particulièrement à celle de Saint-Domingue. Des difficultés matérielles et financières vont cependant retarder la publication du premier numéro du Mercure des Antilles. Sur les six imprimeries établies alors à la Jamaïque, une seule possède en effet les caractères nécessaires pour l'impression en français, particulièrement ces «accents qui différencient la composition française d'avec l'anglaise» (Aux abonnés). Ne pouvant donc traiter qu'avec cet imprimeur, l'abbé Roland doit en accepter les conditions «exorbitantes»: 1320 livres pour l'impression de chaque numéro, sans compter le papier dont la fourniture est à sa charge. De plus, les deux «compositeurs français» qu'il avait engagés avant son départ de Saint-Domingue lui ayant fait faux-bond, il se voit obligé de passer lui-même «les jours et les nuits à guider [un compositeur anglais] dans la composition d'un ouvrage dont il n'entendait aucunement la langue» (Mercure, p. 72). Finalement le premier numéro, daté de décembre 1783, est distribué au cours du mois de janvier 1784. Il est tiré à plus de 800 exemplaires qui sont presque tous envoyés à Saint-Domingue (Aux abonnés).

La dédicace du journal à «Messieurs [les membres] des Chambres d'Agriculture des Colonies françaises», l'appel à leur soutien, à leurs «lumières» et à leurs «conseils», sont significatifs des intentions de l'abbé Roland. Le Mercure des Antilles se veut un journal «utile» qui, en jouant le rôle de diffuseur de la connaissance et de «catalyseur» de l'activité, cherche à aider au développement et au progrès des colonies. A leur progrès économique d'abord, par la publication d'articles, de mémoires, d'«observations», sur les moyens, par exemple, de perfectionner et de diversifier les productions coloniales: le premier numéro contient un compte rendu de «recherches» faites en vue d'épargner le combustible utilisé dans les sucreries et les distilleries (p. 46-49), et une lettre d'un «habitant» de la Jamaïque désireux de comparer ses propres expériences sur la culture des différentes espèces de café et d'indigo avec celles qu'auraient pu faire les cultivateurs de Saint-Domingue (p. 65). Le Mercure des Antilles se donne aussi pour tâche d'encourager le développement de la vie culturelle dans les colonies, offrant une «partie philosophique» et une «partie de littérature», et faisant appel, notamment pour cette dernière partie, aux contributions locales. Dans le premier numéro on trouve surtout des «pièces fugitives», énigmes, charades, odes, «petits vers» de circonstance, mais aussi le début intéressant d'un roman tiré du «portefeuille d'une dame créole», les Lettres d'Emilie, histoire de l'amour d'une jeune créole de la Guadeloupe pour un officier anglais des troupes d'occupation de l'île pendant la guerre de Sept Ans. «Bien des colons y reconnaîtront sans doute les acteurs principaux» de l'histoire, remarque le rédacteur, mais ce n'est pas «une raison pour les laisser ensevelis dans l'oubli», d'autant que «cet ouvrage [se distingue] de la foule des romans qui n'échauffent que l'imagination et corrompent le cœur sans satisfaire le sentiment» (p. 35, 45).

Si le Mercure des Antilles veut ainsi aider au progrès économique et culturel des colonies, ce n'est cependant pas sans arrière-pensées. Les Chambres d'Agriculture auxquelles il est dédié, et notamment celle du Cap, étaient en fait le «réduit de l'esprit colon, de l'esprit de résistance coloniale» face à la métropole (Debien, nº 8, p. 12). Réfléchissant sur «l'ancienne opulence» des colonies, l'abbé Roland remarque que leur prospérité était due non seulement à une «économie sage» mais aussi à une «administration éclairée». C'est dans la politique coloniale de la métropole et dans «l'ineptie» de ses représentants aux colonies qu'il faut trouver les causes essentielles de la «décadence» des colonies. Dénonçant le «despotisme» de Versailles comme la corruption, les abus de pouvoir, les «procédés d'injustice et d'horreur» des administrateurs coloniaux, le Mercure des Antilles reprend à son compte les principales revendications des colons: le remplacement des administrateurs militaires par des civils, notamment pour le poste de gouverneur; des magistrats et des administrateurs nés aux colonies ou du moins ayant déjà une expérience locale; des établissements d'enseignement secondaire; la reconnaissance et l'application du «droit sacré d'une juste représentation»; une participation directe dans les affaires de la colonie (p. 20, 26, 54, et passim). Sous ces revendications se révèlent les aspirations des colons, leur conviction grandissante que le progrès et la prospérité des colonies ne peuvent passer que par la conquête d'un statut politique et juridique propre, par l'autonomie, sinon l'indépendance.

La lutte contre la métropole est aussi une lutte contre les «idées nouvelles» qui s'y développent et qui pourraient conduire à une remise en question des bases mêmes du système colonial. Le Mercure des Antilles met ainsi en garde ses lecteurs contre «les erreurs» et «les faussetés» de l'abbé Raynal qui a «prétendu et osé de son cabinet, à 2 ou 3 000 lieues de ces contrées, parler en historien et en observateur d'un monde qu'il ne connaissait que par ouï-dire, par des correspondances toujours fautives quand on ne vérifie rien par soi-même et qu'on ne copie que des auteurs suspects et des moines ignorants» (p. 8). Tout en reconnaissant et en condamnant les pratiques de «quelques maîtres barbares», le «philosophe observateur» dont le Mercure des Antilles entreprend de publier la correspondance, défend «la servitude des nègres» dont «l'horreur prétendue» a été très exagérée: «à l'abri de toute inquiétude», traités pour la plupart avec «humanité», comme le sont «des enfants par leur père», les esclaves sont en fait souvent «plus heureux que nos domestiques d'Europe» (p. 10-14).

La défense de l'esclavage s'appuie sur la ferme conviction que son maintien est non seulement nécessaire à la prospérité des colonies mais aussi à leur existence même; celle du «préjugé de couleur», comme le montre l'«Appel de l'arrêt du Conseil de Port-au-Prince dans l'affaire Montas» (p. 55-64), naît du désir de préserver une position privilégiée dans un ordre social dont la clé de voûte est la discrimination raciale. N'ayant pu, comme ils le voulaient, faire leur service dans le corps des «dragons-milices» qui traditionnellement se recrutait uniquement parmi les Blancs, les trois frères Montas, d'une riche famille de mulâtres libres de l'Artibonite, avaient porté l'affaire devant le Conseil de Port-au-Prince qui avait finalement jugé en leur faveur. «Ce qui révolte, remarque l'abbé Roland, c'est un Conseil qui décide en aveugle contre le sentiment presque unanime de toute une colonie», c'est un «gouvernement» qui «viol[e] tous les droits des colons» et les force à agir «contre leur honneur, contre la première loi qui constitue leurs privilèges et les distingue d'avec les esclaves [...]: il n'existe aucune loi qui assigne à quel degré positivement, à quelle génération on pourra forcer un citoyen de familiariser en pair à compagnon avec une famille originaire de Guinée» (p. 62). On retrouve «l'esprit colon» dans cette tentative de justification du «préjugé de couleur» comme dans la dénonciation à la fois des «prétentions» des gens de couleur libres et de «la légèreté coupable d'une cour de justice coloniale» qui a cédé aux pressions des représentants de la métropole — le gouverneur s'était en effet montré favorable à la requête des frères Montas, requête qui allait d'ailleurs dans le sens de certaines dispositions du Code noir qui accordaient les mêmes droits aux Blancs et aux gens de couleur libres. Les prises de position du Mercure des Antilles témoignent de l'écart grandissant des esprits et des intérêts entre la métropole et ses colonies, comme des mutations qui s'opèrent au sein de la société coloniale, la vitalité intellectuelle et économique d'une classe montante, celle des gens de couleur libres, poussant à la défensive les Blancs soucieux de maintenir l'ordre colonial traditionnel afin de préserver leurs avantages et privilèges.

Avant son départ de Saint-Domingue, l'abbé Roland aurait reçu du gouverneur lui-même l'assurance que son journal pourrait librement entrer dans la colonie (p. 49). Il avait l'intention d'établir «le dépôt général» du Mercure des Antilles au Port-au-Prince et s'était, semble-t-il, de ce fait déjà entendu avec Joseph-Antoine Lorquet, le directeur des Postes de l'île (p. 72; Aux Abonnés). Mais dès le premier numéro, la distribution du journal est perturbée par «l'armée combinée des corsaires royaux» (ibid.). De plus, les soutiens sur lesquels l'abbé Roland comptait dans la colonie — «tout Saint-Domingue dès la publication du Prospectus que j'avais donné, n'avait qu'une voix pour me promettre sept ou huit cents amateurs» (ibid.) — ne se matérialisent pas. Avec 800 abonnés «les frais devaient être compensés par les profits», mais au début de 1784, il n'a que 200 abonnés qui d'ailleurs, pour la plupart, ne semblent pas encore avoir acquitté leurs souscriptions. Pour que l'entreprise soit rentable, note l'abbé Roland, il faudrait au moins un revenu annuel de 50 à 60 000 livres: aux frais d'impression, estimés à 20 000 livres, s'ajoutent les frais de distribution, «3 gourdes par exemplaire», ceux des «différentes correspondances [...] établies dans toute l'Europe par la voie de Londres», «200 guinées», plus les dépenses personnelles et «de maison». Endetté, faisant déjà face à un déficit de près de 18 000 livres, l'abbé Roland se voit obligé de «se désister», d'abandonner «le beau rêve qu'[il] avait fait», et cela bien que le second numéro soit déjà «imprimé en partie et rédigé en entier». Il annonce sa décision dans une lettre imprimée qu'il envoie à ses abonnés à la fin du mois d'avril 1784 — «pour consacrer sa vie à chercher, à dire la vérité, pour en faire retentir les accents aux dépens même de son bonheur et de son repos, encore faut-il que ces mêmes accents ne soient pas étouffés par les cris de la misère et du besoin».

Rédigeant le Mercure des Antilles, l'abbé Roland s'affirmait «une plume libre, indépendante, véridique» désireuse de «venger l'innocent opprimé et de transmettre à la postérité tous les attentats commis contre les droits sacrés qu'ont tous les hommes au bonheur et à la liberté» (p. 54). En fait, peut-être par conviction personnelle, mais aussi sans doute dans le désir de faciliter le succès de son entreprise en s'assurant le soutien d'un public déterminé, il semble avoir voulu faire du Mercure des Antilles le porte-parole d'un parti, du parti des planteurs, du «parti colon». L'abbé Roland ne se borne cependant pas à reprendre la rhétorique des Lumières. Par beaucoup d'aspects, par sa foi dans l'éducation et dans les «Sciences et les Arts» comme instruments de progrès, par sa défense de la tolérance religieuse, par son «patriotisme», son souci d'être «utile» et de travailler au «bien public», ou par son parti pris de combattre l'oppression pour affirmer le droit au «bonheur» et à la «liberté», il participe de «l'esprit nouveau». Mais celui-ci est aussi parfois détourné, perverti, mis au service de causes qu'il combat en principe: l'appel de l'arrêt du Conseil de Port-au-Prince dans l'affaire Montas, défense véhémente des «droits» et «privilèges» associés à la couleur de la peau, est fait devant «le tribunal de la Raison». Directement ou indirectement, ces prises de position, ces contradictions mêmes, sont significatives de la fermentation de l'opinion coloniale et du débat d'idées qui s'engage et qui, à la veille de 1789, annonce et prépare les luttes à venir.

Alain NABARRA

 


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